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"Une jeune fille qui va bien" de Sandrine Kiberlain. La vie passionnément

Le premier long métrage de l'actrice Sandrine Kiberlain est aussi bien une ode à l’insouciance de la jeunesse, qu'un éminent travail de mémoire. La finesse de son scénario, cousu de fils rouges, conjure tous les sorts et évite le film d'époque. Résolument moderne, il adopte le point de vue particulièrement opérant d'Irène, une jeune fille juive occupée seulement par le théâtre et ses premiers amours. En éludant le péril à venir, le déni d'Irène n'est pas le fruit d'une naïveté. Au contraire, elle fait preuve d'une résistance héroïque.


Irène (Rebecca Marder) dans Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, 2021. ©Jérôme Prébois

Dans les yeux d'Irène


C'est l'été 1942, à Paris les tilleuls sont en fleurs et Irène (magnifiquement interprétée par Rebecca Marder, hypnotisante) prépare le concours d'entrée au Conservatoire. Elle répète inlassablement son texte, une pièce de Marivaux, avec son ami Jo (Ben Attal, émouvant et éphémère personnage). Marivaudage oblige, elle finit par tomber dans les pommes, un bouquet de fleurs à la main. Ces trois motifs - l’évanouissement, les pommes et les fleurs - jalonnent tout le film. Jamais mièvres, ils se révèlent être un précieux soutien pour structurer le récit. C'est à l'aune des évanouissements répétés d'Irène, des fleurs champêtres qui échelonnent l'escalier de service de l'appartement, et des dernières pommes trempées dans du miel lors de Shabbat (fête traditionnelle juive), qu'on mesure le basculement du monde.


Irène est une jeune fille qui va bien, passionnée par le théâtre et débordante d'énergie. Pourtant, elle ne cesse de tomber. Signes qu'un certain mal la consume, et ce malgré ses efforts - son courage ! - pour le dissimuler. En pleine rue ou durant ses heures de travail, elle a beau se retenir aux barreaux de fenêtres (symboles d'une prison à venir?) ou aux portes de théâtres (souvent closes), elle vacille et s'écroule. Bien qu'animée par l'urgence pressante de vivre au maximum sans se soucier du péril qui avance, son corps ne suit pas la cadence. Il réagit pareil au monde autour d'elle : il s'effondre. L'évanouissement serait alors comme un moyen de se retirer brièvement du monde avec toute l'élégance qui la caractérise. Il serait une sorte de dernier travestissement - parodie de la mort - pour ne pas affronter la réalité. En somme, Irène somatise ce qu'elle tente d'étouffer au fond d'elle même : le poids de l'occupation nazie. Elle qui reste incrédule devant les premières lois ségrégationnistes et l'antisémitisme rampant "On n'a pas la peste non plus!", souffle-t-elle à son grand frère Igor (Anthony Bajon), force est de constater que la réalité la rattrape. Au creux de son estomac, "de la taille d'un moineau", se noue une pelote agglutinant tous ses doutes. Le malaise naît de cette pelote en fer forgé, il grippe son corps, et l'attire au sol.


Coquelicot bouleversant


En enregistrant le quotidien d'une jeune fille en 1942, à l'orée de sa vie d'adulte, Sandrine Kiberlain filme avec acuité l'histoire de celles et ceux qui ont vécu leurs derniers instants de liberté. Ses deux grands-parents étant juifs polonais réfugiés en France, elle était hantée depuis longtemps par cette sombre partie de l'Histoire. Contrairement aux films d'époque qui nous maintiennent à l'écart puisqu'ils ancrent leur récit dans un passé bien délimité, ici le film est assez contemporain. Cela nous permet, en tant que spectateurs, de nous attacher de manière beaucoup plus pertinente aux personnages. Et une petite voix nous murmure : voyez, le mal d'hier pourrait aussi bien être celui de demain.


Fille aimante, petite-fille farouche, petite soeur intrépide, Irène est aussi une amante infiniment touchante, qui ne boit que de l'eau et s'emmêle dans ses propres vêtements. Si Irène était une fleur, elle serait certainement le coquelicot. Assurément rouge, couleur qui éloigne le mauvais oeil selon une coutume populaire juive, et d'une telle poésie qu'on ne se lasse jamais de la regarder sous toutes ses coutures. Au jeu d'acteur époustouflant que Rebecca Marder accomplie, soulignons également la belle photographie du film. Guillaume Schiffman (également directeur de la photographie dans The Artist, 2011), donne à certaines scènes une telle fulgurance qu'on a l'impression de toucher des yeux l'imperceptible. Il en est ainsi de la scène où Irène marche, heureuse, sous les arbres verts éblouis de soleil ; celle où elle récite une prière à voix basse, fenêtre ouverte, posant deux chandeliers allumés près de deux pommes ; ou encore de la scène de danse au milieu des bois avec son amoureux Jacques (Cyril Metzger) - magnifiée par la chanson All the world is green de Tom Waits.

Irène (Rebecca Marder), Igor (Anthony Bajon), André (André Marcon) et Marceline (Françoise Widhoff) dans Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, 2021. ©Jérôme Prébois

Combien de vies volées ?


Pour créer le personnage d'Irène, Sandrine Kiberlain s'est librement inspirée des journaux intimes d'Anne Franck et d'Hélène Berr. Comme elles, Irène aime indéfectiblement la vie et porte l'étoile jaune comme un défi. Au café par exemple, Irène danse avec l'étoile cousue sur sa veste. Elle semble mettre en application ce que le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) écrit plus tard dans Du sacré au saint (Ed. de Minuit) :


« On est là, chacun à sa petite table, auprès de sa tasse ou de son verre, on se détend absolument au point de n’être l’obligé de personne et de rien. […] On entre sans nécessité. On s’assied sans fatigue, on boit sans soif. Histoire de ne pas rester dans sa chambre. […] C’est parce qu’on peut aller au café se détendre qu’on supporte les horreurs et les injustices d’un monde sans âme. Le monde comme jeu d’où chacun peut tirer son épingle et n’exister que pour soi, lieu de l’oubli – de l’oubli de l’autre –, voilà le café. »


Il y a aussi beaucoup d'Etty Hillesum, jeune juive néerlandaise qui a tenu un journal de 1941 à 1943 (Une vie bouleversée, Ed. du Seuil) dans son personnage. Toutes deux partagent la même foi en l'homme, le même amour absolu en la vie - si belle "toujours et en dépit de tout", et si riche qu'elle "doit se conquérir de minutes en minutes". Elles partagent aussi la même "force essentielle" qui "consiste à sentir au fond de soi, jusqu'à la fin, que la vie a un sens, qu'elle est belle, que l'on a réalisé ses virtualités au cours d'une existence qui était bonne telle qu'elle était." Pour tenir cette posture, Etty et Irène ne sont pas à proprement parlé dans le déni, mais sont en lutte pour conserver leur ultime liberté, leur paix intérieure. Elles se protègent du tragique et se délivrent de l'encombrement, en s'élevant par l'art et la prière. Et en cela, elles font acte de résistance héroïque.


"Mes forces demeurent, et elles restent à mon entière disposition, je ne les enchaîne pas à une tristesse ou une révolte impuissante. Les menaces extérieures s'aggravent et la terreur s'accroit de jour en jour. J'élève la prière autour de moi, comme un mur protecteur plein d'ombre complice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d'un couvent, et j'en sors plus concentrée, plus forte et plus ramassée", écrit Etty Hillesum en 1941.


Irène (Rebecca Marder) et Jacques (Cyril Metzger) dans Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, 2021. ©Jérôme Prébois

Inquiétante-étrangeté


Aussi, le coup de génie du film est de ne jamais montrer de drapeaux nazi ou la police collaborationniste, mais plutôt l'onde de choc que provoque leur haine, notamment à travers la division de la société. Parvenir à montrer sans montrer, c'est dire beaucoup plus. Seule la menace nazie se propage, telle une tache d'encre sur un papier buvard, et infuse l'arrière plan des scènes. De cette menace, l'effroi envahit le père d'Irène (André Marcon), tandis que la grand-mère, Marceline, (Françoise Widhoff) est sans peur. Infiniment libre, elle a l'instinct de refuser le recensement qui les désigne Juifs, et les mèneront à la mort. Elle cache alors leurs cartes d'identité dans la doublure d'un tissu. Ce fil de trame est une image marquante du film : telle une ravaudeuse, Marceline tisse une promesse, une protection qui tiendrait simplement entre deux coutures.


Marceline semble appartenir à l'univers des tableaux du peintre nabi Édouard Vuillard (1868-1940). Durant toute la durée du film, elle évolue dans l'appartement - exception faite d'une scène, à la boulangerie. Elle se déplace d'une pièce à l'autre tel un fantôme éternel, se confondant aux murs, aux papiers peints fleuris, ou aux meubles (je m'appuie de la lecture de l'ouvrage d'histoire de l'art Chambres closes d'Emmanuel Pernoud, Ed. Hazan). À la couture, à table ou sur son lit, Marceline reste calfeutrée dans son intérieur, ce qui n'est pas sans susciter un sentiment d'inquiétante-étrangeté. L'étrangeté vient se loger dans ce qui est familier, en premier lieu le chez soi, et les gestes d'une vie ordinaire. Il en est question lorsqu'Irène, un soir avant de se coucher, tourne le conduit de gaz, pour être sûre qu'aucune fuite n'ait lieu accidentellement. Ce geste, banal à l'époque, devient un signe avant-coureur et un symbole de l'ordre de l'insupportable. Irène fait ça d'un geste vif, oiseau virevoltant qui tremble de vie, mais cet acte porte le poids de l'histoire à venir que nous, spectateurs, connaissons.


Édouard Vuillard, La Ravaudeuse, 1891, huile sur carton, 27,0 x 21,5 cm, Paris, musée d'Orsay.

Apolline Limosino

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